Service de nuit au konbini
A 18 ans, Nao a un rêve : faire les Beaux-arts parisiens et devenir dessinateur. Ses parents n’ayant pas les moyens de lui payer un billet pour la France, le lycéen travaille de nuit dans un petit konbini de Shinjuku afin de mettre suffisamment d’argent de côté pour réaliser son projet. Si vous pensiez que cela lui déplait, détrompez-vous ! Le jeune homme est très imaginatif. Surtout lorsque la belle Ryuka, désormais étudiante à Todai, vient prendre un soda le jeudi soir.
Le soleil avait depuis longtemps fermé les yeux. Les enseignes lumineuses coopéraient avec les réverbères pour éclairer la rue. Et les oiseaux de nuit passaient désormais devant la devanture du konbini, inconscients d’être source de curiosité.
Derrière la vitrine du 7-Eleven, Nao négligeait ses taches. Ses yeux noirs perçaient le carreau à la recherche d’une distraction, alors que le balai blanc qu’il tenait à deux mains ne rêvait que de voyager sur le sol en pvc.
Le konbini était bien calme pour un jeudi soir, pensa-t-il en remettant une boucle brune derrière l’oreille.
Etudiant en dernière année de lycée à Shinjuku, Nao avait revêtu la chemise verte il y a déjà deux ans. Son visage d’ange en faisait le chouchou des mamies du quartier. Et sa carrure dessinée par le basket l’avait érigé au rang de meilleur collègue lorsqu’il s’agissait de porter des charges lourdes. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle le lycéen était passé aux horaires de nuit, environ trois fois par semaine.
Actionnant ses mains délicates sur le manche, le jeune homme se remit au travail.
Il aimait bien ce konbini au fond.
Etaient-ce les reprises de Taylor Swift au violon, les odeurs de café chaud lorsqu’il passait près de la machine, ou bien la familiarité qui l’accueillait à chaque fois qu’il foulait les portes qui lui faisait s’y sentir chez lui ? Nao n’en savait rien. Toujours est-il que la superette était devenue sa deuxième maison. Son safe space. A défaut d’être sa seule garantie.
A 18 ans, le lycéen rêvait des Beaux-Arts parisiens.
Plus habile au crayon qu’au balai, le jeune homme était tombé dans le dessin lorsqu’il était petit. Laisser son imagination courir sur le papier, être attentif au moindre détail, l’artiste qu’il était aurait toutes ses chances d’être admis dans l’école d’art la plus prestigieuse d’Europe. Toutes, sauf peut-être les finances, et du temps pour bachoter les examens d’entrée.
Comme de mauvais vases communicants, la résolution du problème numéro un alimentait le problème numéro deux. Et s’il arrêtait le konbini pour se focaliser sur ses révisions, nul doute qu’il ne pourrait même pas s’acheter un billet pour la France !
Ses parents trouvaient cette obsession ridicule. Travaillant tous deux dans une petite librairie de Jimbocho, ces derniers avaient de grands espoirs pour leur fils unique. Bon élève, du moins avant que la Switch ne l’éloigne involontairement de ses cahiers, Nao aurait la possibilité de rentrer dans une bonne université s’il restait au Japon. Mais voilà, engraisser le rêve d’une génération pour qui un ‘’bon emploi’’ se réduisait à travailler dix heures par jour à Mitsubishi ne faisait pas partie de sa réalité. D’ailleurs, il n’avait absolument rien du futur salaryman !
Son regard s’arrêta furtivement sur le miroir posé à côté de l’ATM. Ses longues mèches ondulées retombaient sur ses yeux en amande pleins de doutes, et ses piercings aux oreilles feraient fuir n’importe quel DRH. Sa mère avait d’ailleurs hurlé lorsqu’il était revenu avec ces anneaux le soir de ses 18 ans.
‘’A la Française’’, lui avait-il répondu moqueur, lorsqu’elle lui avait rappelé qu’il n’était pas encore majeur dans le pays qui l’avait vu naitre.
Ah la France…
Son affection pour l’hexagone remontait à la même période que son amour du dessin. Quand il était tombé sur un recueil de La Fontaine dans la librairie de son père.
Les histoires d’animaux avaient alors grandi très vite dans son estime. Et en un claquement de doigt, il s’était retrouvé à apprendre le Français et à dévorer les livres de voyage.
Il se souvient avoir passé des heures à admirer le château de Versailles et la dame de fer. Mais la révélation, son appel, s’était fait lorsqu’il avait vu tous ces artistes vendre leurs œuvres sur les quais de Seine au détour d’une photo.
Bien sûr, il pourrait blâmer ses parents pour ce rêve incertain. Pour le fait qu’il ne deviendrait jamais ce fils parfait qui enchaine les heures dans une multinationale. Malheureusement, l’adolescent les tenait déjà pour responsables d’un nombre incalculable de choses qui n’avaient rien à voir avec eux. Il s’efforcerait donc pour une fois de prendre ses responsabilités. Et de faire tout son possible pour réaliser par lui-même ce projet délirant.
Nao dirigea ses prunelles vers le cadran au-dessus du distributeur.
Vingt-deux heures quarante.
Alors qu’il allait s’activer pour terminer le sol, le tintement de la cloche résonna dans le konbini.
-Bienvenue ! lâcha-t-il par automatisme.
L’homme qui venait de franchir la porte le frôla sans un son. Engoncé dans un costume anthracite, le client avait une cinquantaine d’années. Ses cernes se reflétaient dans les verres carrés de ses lunettes. Et la démarche lancinante de l’individu ne laissait aucun doute sur la nature de ses activités passées.
Du coin de l’œil, l’étudiant vit alors la main tremblante se diriger vers la seule chose qui permettrait à l’homme de rentrer chez lui ce soir : le café en cannette.
A ce moment-là, Nao ne put réprimer une grimace.
Si c’était ça la réussite, il se promit d’échouer.
Une heure avait passé depuis son dernier client. Assis dans la remise sur le sol balayé par ses soins, entre un carton de melon pan et un autre de ramen instantanées, le lycéen prenait sa pause de minuit – avec un peu d’avance comme le voulait la tradition de son pays de cœur. Un crayon à papier à la main, l’employé s’exerçait au portrait.
L’homme dégoulinant de sueur et de problèmes n’était pas si mal caricaturé, pensa-t-il en esquissant un sourire en coin.
-Nao, tu peux venir s’il te plait ? demanda un petit brun en poussant la porte de la réserve. On a des clients.
-J’arrive !
Le jeune homme rangea alors prestement son cahier dans le sac à dos noir posé à ses pieds. Si ce n’était pas pour Daito, il aurait surement eu l’envie subite d’aller se repoudrer le nez, comme disent les Parisiennes.
Son collègue avait commencé en même temps que lui. Fan de jeux-vidéos, cet étudiant vietnamien de 24 ans était la cause de ses nuits blanches sur Switch. Le lycéen le considérait même comme un ami. Une exception, pour celui qui n’aimait pas socialiser.
En deux ans, le grand brun n’avait tissé aucun lien avec ses autres comparses. Entre la mamie qui revêtait la blouse pour compléter sa retraite, et le jeune premier qui commençait comme manager dans l’espoir de passer un jour du côté des bureaux, Nao n’avait jamais vraiment trouvé l’envie de bavarder. Il faut dire aussi qu’il était bien trop occupé à observer !
La Fontaine aurait adoré le konbini !
Pour un adepte de la satire sociale comme lui, le 7-Eleven était le terrain de jeu idéal. Notamment la nuit, lorsque les masques tombaient.
Affichant son plus faux sourire, le jeune homme à la chemise verte poussa enfin la poignée de la remise.
Tiens, tiens, qu’avions-nous là ?
Stoïque dans un manteau rose poudré, une jupe cintrée de couleur pêche et un chemisier blanc à col bateau, une trentenaire attendait devant la caisse, un pot d’Häagen-Dazs à la main. Ses yeux marron paraissaient ternes sous ses faux cils et sa frange rideau. Ou bien était-ce l’excès de maquillage sur ses joues qui les rendaient inexpressifs ?
La cliente lui jeta un regard noir en avançant le pot dans sa direction.
Sérieusement, pouvait-on faire plus cliché ?
- 507 ¥, s’il vous plait, demanda le jeune au visage d’ange. Voulez-vous un sac ?
-Ça ira, merci.
Le ton sec de la demoiselle transpirait de désespoir.
Encore un énième rencard qui s’était mal passé ?
Peut-être faudra-t-il lésiner sur les faux-cils et miser sur l’amabilité la prochaine fois…
Les lèvres du lycéen tentèrent de dissimuler un sourire face à cette pensée.
Enfin Nao, tu es au baito !
L’étudiant savait qu’il jugeait trop. Beaucoup trop. Cela dit, il n’avait que 18 ans. Et le travail de fond pouvait très bien attendre sa majorité ‘’officielle’’.
Alors qu’elle lui tendit la monnaie sans un mot, la femme ne s’attarda pas.
Le regard appuyé sur le manteau rose qui s’éloignait, le dessinateur avait trouvé son nouveau sujet.
Trois heures trois. Serait-ce le moment de faire un vœu ?
Le lycéen ferma les yeux et souffla sur la mèche qui lui chatouillait les lèvres.
D’ordinaire, le konbini s’agitait vers cinq heures du matin, lorsque les premiers trains reprenaient du service. Cela dit, le jeudi était un jour spécial. Et quand la sonnerie retentit dans la supérette, Nao se leva du comptoir où il était assis nonchalamment.
Elle était là, dans son jean noir et sa veste en simili cuir, accompagnée de ses comparses de soirée.
L’étudiant remit alors quelques boucles derrière ses oreilles percées, et prit une grande inspiration avant de lui souhaiter la bienvenue.
Comme il fallait s’y attendre, Ryuka ne le regarda même pas. La jeune fille fit voler sa longue queue de cheval jusqu’au frigo le plus proche, ses yeux de chat ne lâchant pas le soda qu’elle était venue chercher.
Bien que frêle, la petite brune était son ainée de 2 années.
Nao se souvient encore de leur première rencontre ! Un seul regard dans les couloirs du collège lui avait suffi pour tomber sous son charme. Et un peu d’imagination par la suite, pour qu’elle finisse par hanter ses cahiers à dessin jusqu’à ce qu’elle parte pour l’université.
Brillante et aisée, Ryuka était entrée à Keio. En droit, lui avait-on dit. Là où il ne pourrait jamais postuler.
Les secondes volées à la trotteuse du konbini étaient désormais tout ce qui lui restait de sa muse. Quand elle rentrait d’une ‘’soirée de folie’’ le jeudi soir avec ses amies, d’après les conversations qu’il écoutait de son plein gré de l’autre côté du congélateur.
Son coca à la main, la jeune fille referma alors la porte du frigo de ses mains manucurées. Et quand son parfum au jasmin arriva jusqu’à la caisse, son junior ne put réprimer un sourire.
-Tu travailles encore ce soir, Takahashi-kun ? demanda-t-elle de sa voix cristalline.
Nao acquiesça, tête baissée, avant d’attraper violemment la bouteille.
Il ne fallait absolument pas qu’elle le voit le rouge aux joues !
-Ça fera 352¥, marmonna-t-il en laissant volontairement retomber ses cheveux sur son visage.
Lorsqu’elle lui tendit la monnaie, la bouche carmin qu’il discernait laissa échapper un rire.
Sérieusement, devait-elle le torturer comme ça ?!
Le supplice prit finalement fin quand Ryuka se hâta vers la sortie.
Un jour peut-être, il lui parlerait, se dit-il en regardant timidement les portes du konbini se refermer.
En attendant, la nuit garderait cet espoir-là bien au chaud. Comme tous ceux qui traversaient son esprit depuis 18 ans.
Si vous avez aimé cette auteure, retrouvez-la dans la revue Koko pour un article inédit sur le Dragon Men, club LGBT à Tokyo